Interview / Tiken Jah Fakoly à coeur ouvert (2ème partie) : « En 2020, les gens voulaient que j’insulte, mais on grandit... »
Suite de l'interview que nous a accordée la superstar du reggae, Tiken Jah. Ici, il parle de son engagement politique. Tout simplement délicieux.
Pensez-vous, au travers de votre musique, avoir pu changer certaines mentalités, certains comportements que vous avez longtemps décriés ?
Oui, je pense avoir changé beaucoup de choses. Les réseaux sociaux sont venus juste renforcer notre combat. L’Afrique est mieux réveillée aujourd’hui, les gens savent ce qui se passe dans le monde. Ça fait 30 ans qu’on chante, on a quand même apporté quelque chose au niveau de la liberté d’expression, au niveau de la liberté de penser. Aujourd’hui il y a ceux qu’on appelle les influenceurs. Ils s’expriment à travers des vidéos pour lancer des messages, pour dénoncer. A l’époque c’était nous qui nous exprimions à la télé, à la radio, dans les journaux, etc. C’est nous qui prenions position, et on nous taxait de fou. Nous n’étions pas fou, nous sommes juste reggaeman et nous essayons de suivre le chemin tracé par Bob Marley.
En 2020, on s’en souvient, certains de vos fans, face à la situation de crise qui prévalait, avaient décrié votre silence. Comment avez-vous encaissé toutes ces critiques ?
C’était un moment très difficile pour moi, et Dieu seul sait que je n’ai pas changé du tout. L’Afrique a beaucoup de porte-paroles aujourd’hui, et quand tu es un grand homme, il n’est pas agréable que des gamins viennent t’insulter. Je me suis exprimé à cette époque, mais je pense que les gens voulaient que j’insulte. Je ne voulais pas tomber dans ces choses. Par le passé, j’ai fait des sortis dans lesquelles j’ai agressé, mais on grandit, on a plus de sagesse. J’ai peut-être habitué les gens aux clashs, donc le fait ne l’avoir pas fait à cette époque, les gens ont été choqués. Le cas de la Côte d’Ivoire est particulier. Nous avons traversé des moments difficiles, avec une rébellion, il nous était impossible de sortir. A un moment, des leaders d’opinion comme nous, devrions emprunter la voie de la sagesse, avoir des attitudes qui ne vont pas encore mettre ce pays à feu. Voilà la raison pour laquelle les gens ne m’ont pas vu dans cette façon de faire, je ne voulais pas que ce pays retombe dans ses problèmes. Il fallait que je tienne compte de l’état de ce pays, du passé, de la fragilité de la paix et de la stabilité. Je devais tenir compte de tout cela et emprunter une voie de sagesse. Ça n’a pas été apprécié par certains, mais je pense que je l’ai fait en toute conscience pour ne pas que le pays brule. J’ai fait ce sacrifice, j’ai accepté que les gens me tapent dessus.
Est-ce à dire que Tiken Jah ne peut plus chanter tous les problèmes qui minent nos sociétés, sans risque ?
Je peux chanter tout, sans risque, mais ça dépend de l’état de la situation. Si je dois chanter quelque chose qui va mettre mon pays à feu, je ne pourrai pas le faire. Si je vois qu’il y a une situation, je pourrai donner mon avis, mais ma responsabilité ne doit pas être en jeu dans le cas où le pays est dans une situation d’instabilité.
« L’indépendance qu’on nous a donné en 1960, c’était la photocopie »
Certains pays dans la sous-région sont dans des situations assez délicates au niveau de leur gouvernance politique. Certains ont fait l’expérience amère des coups d’Etat à plusieurs reprises. Comment, vous le panafricaniste, jugez-vous toute cette situation ?
Je pense que les putschs d’aujourd’hui, ce sont des rectifications de la démocratie. Les gens qui sont venus au pouvoir par la voie démocratique, eux-mêmes, n’ont pas respecté les règles. Si le peuple doit respecter les règles, les dirigeants aussi doivent le faire. Il y a eu ces coups d’Etat, que je dénonce. Parce qu’un coup d’Etat, ça retarde toujours un pays. Mais le cas du Niger, du Mali et de la Guinée Conakry est assez particulier. Ce sont des pays qui sont en guerre contre le terrorisme. Ce sont des militaires qui sont sur le terrain, donc que ces pays soient dirigés par des militaires pour qu’on puisse reprendre les territoires occupés par les terroristes, moi je ne suis pas contre cela. Je ne suis pas non plus dans un esprit de soutien à ces dirigeants militaires. Je suis dans l’idéologie de la libération de l’Afrique. Je pense que l’indépendance qu’on nous a donné en 1960, c’était la photocopie. Quand vous donnez la liberté à quelqu’un, il doit être libre d’aller où il veut. Ça fait 60 ans que nous avons été libérés, mais le colon est encore dans nos pattes. Pour nos décisions, c’est notre ancien colonisateur qui nous représente aux Nations Unies. Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas. Ces pays sont dans une situation assez spécifique qu’il faut comprendre. Ça fait 20 ans que je vis au Mali, ce pays n’a jamais autant manqué d’électricité, par exemple. Je pense que cette situation devrait permettre de mettre tout le monde dans les rangs. C’est le peuple qui a le pouvoir et si un jour, les Maliens ne sont plus d’accord avec ce qui se fait, ils vont débarquer Assimi Goita. Si les Burkinabè ne sont plus d’accord, ils vont débarquer Ibrahim Traoré, pareil au Niger. Si tout se passe bien, c’est parce que le peuple est dans un esprit de libération. Il ne faut pas leur en vouloir. C’est un combat pour la liberté et pas pour autre chose.
« En 1960, si Félix Houphouët-Boigny avait rejoint les Sékou Touré, Kwamé Nkrumah, Modibo Keïta… »
Quel commentaire faites-vous de l’Alliance des Etats Sahéliens ?
C’est une bonne chose. Ça fait longtemps que je chante l’unité. Deux pays, trois pays, quatre pays se mettent ensemble, c’est très bien. Les actions positives qui vont découler de cette alliance, si c’est bon, je pense qu’il y a d’autres pays qui vont les rejoindre dans quelques années.
Pourtant la Côte d’Ivoire ne semble pas regarder dans cette même vision
La Côte d’Ivoire a sa politique. On ne peut pas obliger des gens à se libérer, à suivre un combat. Il y a deux pays, le Sénégal et la Côte d’Ivoire, qui ont toujours suivi leur propre politique. Dans les années 1960, si la Côte d’Ivoire avait rejoint les Sékou Touré, Kwamé Nkrumah, Modibo Keïta, on allait s’en sortir. Aujourd’hui la Côte d’Ivoire est un pays stable qui a le droit de se développer et elle le fait très bien.
Quel regard portez-vous justement sur le niveau de développement que le pays connait depuis quelques années ?
Si le gouvernement construit des routes, des ponts, des hôpitaux, avec l’argent du pays, et qu’ils ne mettent pas dans un compte en Suisse pour eux, c’est une très bonne chose. Il y a des dirigeants qui le font. Il y a beaucoup d’autres choses à dénoncer, dans les ghettos, des problèmes sociaux qui persistent, il n’y pas assez de médicaments, etc. Mais, je salue ce qui est fait. On a des ponts, des routes, c’est palpable. Je ne suis pas contre le fait que le pays s’endette, pour se développer. Il faut juste que l’argent soit surveillé, et qu’il serve véritablement à changer notre pays…
Réalisée par Noah Djédjé
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