Parlons juste : ‘’Revenons à nos moutons’’ ou ‘’revenons à nos mots et tons’’ ?
Comme le célèbre verset biblique Mathieu 7-7 qui préconise qu’on demande afin qu’on soit servi, les mots, ces joyeux lurons qui nous donnent souventes fois des vertiges ne demandent qu’à être interrogés afin qu’ils nous ouvrent grandement les portes de leurs origines. Eh oui, les mots naissent, grandissent et meurent comme les êtres humains. Ils ont donc leurs histoires au gré desquelles ils connaissent des péripéties diverses. Selon la force de leur usage dans la société, ils peuvent s’appauvrir ou s’enrichir et dériver des métaphores éblouissantes les unes que les autres; on parle alors d’expressions lexicalisées. C’est ici que se situe l’objet de mon intervention du jour.
Qu’est-ce qu’une expression lexicalisée ? Il s’agit d’une expression dont les différents mots, sans lien sémantique apparent, se retrouvent figés, consacrées, pétrifiés pour donner un sens que les générations d’alors et d’après acceptent comme tel. Quelquefois, ces mots se cimentent, ils se soudent si fort dans le langage quotidien qu’on est surpris qu’au beau milieu d’un débat, quelqu’un dise ’’REVENONS A NOS MOUTONS’’. En général, on peut retrouver des expressions déjà construites dans les livres anciens ou avoir été introduites dans le langage et la pensée populaire par des anecdotes de leaders d’opinions. Ex : Le talon d’Achille.
Cette expression (Talon d’Achille) n’est consignée nulle part de façon explicite mais sa conception est inspirée d’Homère à travers un épisode de la guerre de Troie où le chef de guerre Achille, rendu invulnérable à sa naissance après avoir été plongé dans le fleuve Styx, ne pouvait être vaincu que par le talon, la seule partie de son corps restée émergée pendant son immersion. Le ‘’talon d’Achille’’ est donc le point faible d’un individu. On ne peut alors dire que ‘’talon d’Achille’’ et non ‘’talon de Jacques’’ ou ‘’talon de Pierre’’. Qui lira L’Iliade d’Homère comprendra mieux.
L’expression ‘’revenons à nos moutons’’ s’inscrit dans cette veine. Elle tire son origine d’une pièce de théâtre d’auteur inconnu, La farce de maître Pathelin. Nous sommes au Moyen-âge. Dans cette comédie, un commerçant du nom de Guillaume Joceaulme se fait escroquer des draps par un ancien avocat du nom de maître Pathelin. Quelque temps après, le même Guillaume Joceaulme se fait encore voler des brebis par le berger Thibault. Exaspéré, il porte plainte devant un juge. Pendant le procès, il explique abondamment l’affaire des draps escroqués. Mais quand il s’est agi d’expliquer celle des brebis, il s’embrouille si bien que le juge, pour recentrer le débat, lui intime l’ordre de revenir à l’affaire des moutons. ‘’Revenons à nos moutons monsieur’’, lui dit-il. De nos jours, même s’il n’y a pas de moutons dans nos débats et qu’on prononce cette phrase, le locuteur est bien dans la vérité, point n’est besoin d'escamoter l'expression et la substituer à une autre expression ‘’revenons à nos mots et tons’’. Cette dernière expression a elle aussi une origine mais on ne peut la substituer à la première et pour cause.
Un texte qui date des années 80 et dont le nom de l’auteur nous échappe malheureusement se trouve dans le livre de lecture de la classe de CE2 (les grands livres jaunes avec un éléphant tenant un crayon pour les anciens). Ce texte intitulé ‘’la farce de maître Ngolo’’ retrace aussi l’histoire d’un avocat indélicat comme celui du livre ‘’la farce de maître Pathelin’’. C’est donc une parodie du texte original. C’est dans cette version ivoirienne qu’on retrouve l’expression ‘’revenons à nos mots et tons’’.
La bonne question que nous devons nous poser est de savoir laquelle des deux expressions est la bonne. L’originale ou la parodiée ? A mon humble avis, le débat ne se pose pas. Une photocopie ne pouvant se suppléer l’original. Quant aux dictionnaires, ils ne font que s’appuyer sur les références littéraires, historiques, politiques et économiques contenues dans les œuvres pour proposer les explications synthétiques que nous avons.
J’ai eu l’honneur d’avoir lu cette comédie ‘’la farce de maître Pathelin’’ L’expression dont il s’agit ici se trouve dans l’acte 3, scène 3 (page 207, collection folio classique). Le juge du procès, voulant recadrer le plaignant l’interroge : ‘’allons, revenons à ces moutons, que leur est-il arrivé ?’’. En conclusion, l’académie française, l’autorité de gestion de la langue française, n’a pour l’heure pas validé l’expression ‘’revenons à nos mots et tons’’, même si dans le contexte purement ivoirien, on peut l’employer. L’honnêteté intellectuelle nous oblige à ne pas l’employer à la place de son originale parodiée.
Diaman Emmanuel
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