Opinion / Prigojine : au nom et pour le compte de l'Afrique ?
Samedi 24 juin 2023, alors que ses troupes fonçaient droit sur Moscou, et que lui-même était en pourparlers avec le Président Biélorusse à la demande du Président Poutine, le patron de Wagner a accusé les autorités russes d’avoir abandonné l’Afrique. Selon lui : «On se battait en Afrique parce qu’on nous avait dit qu’on avait besoin de l’Afrique. Et, après ça, ils l’ont abandonnée. Ils ont volé tout l’argent qui devait être utilisé pour aider les pays africains». Pour cela, il considère que les traitres ce ne sont pas lui et ses hommes, comme l’a affirmé le Président Poutine dans sa prise de parole suite à son appel à un soulèvement contre l’Etat-major Russe, mais plutôt, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou qui a trahi l’Afrique.
Il y a quelques semaines, il avait accusé le même Sergueï Choïgou de faire obstacle aux transferts des soldats recrutés par Wagner en Russie vers l’Afrique.
Il est évident qu’il en veut terriblement à la hiérarchie militaire russe de ne pas lui faciliter la tâche en Afrique. Il a ainsi clairement ciblé ceux contre qui son action rébellion est dirigée : «Pour cette marche qui n’est pas un coup d’Etat mais une marche pour la justice, nous voulons Gerassimov et Choïgou. Jusqu'à ce qu'ils soient là, nous resterons, bloquerons Rostov et nous nous dirigerons vers Moscou», a-t-il menacé le samedi matin sur un compte Telegram lié au groupe Wagner. Il accuse ces deux têtes de la hiérarchie militaire russe d’avoir bombardé un camp de base des soldats Wagner.
En effet, après avoir mené la bataille de Bakhmout dans laquelle, selon lui, il a perdu 20.000 hommes, Prigojine avait cédé ses positions dans cette ville à l’armée russe, en début juin.
Dès lors, se posait la question de la poursuite de l’implication du Groupe Wagner en tant que tel dans la poursuite de l’opération spéciale russe en Ukraine.
Il est évident que l’Etat-major de l’armée russe qui se méfiait du Groupe Wagner et de son imprévisible chef, mettait tout en œuvre pour s’en débarrasser. Cet Etat-major avait espéré que le groupe soit décimé à Bakhmout afin de l’affaiblir considérablement. Toute chose qui explique que Prigojine se soit plaint à maintes reprises de ne pas recevoir de munitions du ministère de la Défense. Cette stratégie avait été utilisée avec succès en Iran après la révolution de 1979 par les nouvelles autorités pour se débarrasser de l’armée du Shah en l’envoyant en première ligne face aux troupes irakiennes dans la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988.
Conscients de cela, les pays occidentaux ont tôt fait d’alimenter la suspicion contre Wagner. En effet, le 14 mai 2023, le Washington Post a rapporté qu’Evguéni Prigojine avait à plusieurs reprises proposé au renseignement ukrainien de lui fournir des informations sur l’emplacement d’unités de l’armée russe, en échange d’un retrait des troupes ukrainiennes de Bakhmout, où elles affrontaient ses hommes. Le journal américain a même affirmé que Prigojine s’était rendu dans un pays africain pour y rencontrer des membres des services secrets ukrainiens à cet effet.
Prigojine a rejeté ses accusations du revers de la main en assurant qu’il ne s’est pas rendu en Afrique depuis le début du conflit en février 2022. Il a même ironisé sur ces accusations portées contre lui : «Il semblerait que je me batte pour la Russie, mais qu’en parallèle le président ukrainien Volodymyr Zelensky suive mes instructions. Donc la main gauche est en guerre avec la main droite».
L’Etat-major russe avait sommé les combattants Wagner et ceux de toutes les sociétés militaires privées présentes à ses côtés en Ukraine de passer sous le commandement de l’armée en signant un contrat d’affiliation avec celle-ci. Toutes les unités de mercenaires qui se battent en Ukraine se sont rangées du côté de l’armée russe comme les unités Achmat, l’armée privée du dirigeant Tchéchène Ramzan Kadyrov. Mais Prigojine s’était farouchement opposé à cela, estimant que: «Aucun combattant de Wagner n'est prêt à emprunter à nouveau le chemin de la honte». Pour lui, le commandement militaire russe ne serait pas capable de diriger les troupes de Wagner.
En représailles à cette désobéissance, les autorités russes ont décidé de priver Wagner de son principal vivier de recrutement de combattants à savoir les prisons russes. Le Parlement russe a dans la foulée adopté une loi qui permet à l’armée régulière de signer directement des contrats avec des prisonniers pour aller se battre en Ukraine.
Toute chose qui contrarie fortement Prigojine qui dira notamment : «Nous étions prêts à faire des concessions avec le ministère de la Défense, rendre nos armes et prendre une décision pour continuer à défendre notre pays. Mais ces ordures ne se sont pas calmées.»
Il est plus qu’évident aujourd’hui que l’Etat-major russe ne veut plus de Prigojine et de ses hommes sur le front en Ukraine dans le format Wagner. Alors même que le conflit en Ukraine était une véritable tribune de publicité et de visibilité pour Wagner dans le monde et particulièrement en Afrique qui constitue son eldorado.
La question pour Prigojine mais également pour les autorités russes face à la problématique Wagner en Ukraine est : «Maintenant, c’est quand on va où ?»
Dans sa prise de parole après l’appel de Prigojine à une rébellion contre la hiérarchie militaire russe, le Président Poutine qui a parlé de trahison a également dénoncé «le chantage du patron de Wagner».
Cela suppose que le patron de Wagner ait une demande précise sur son avenir et celui de ses hommes après le théâtre ukrainien. On peut facilement deviner que l’Afrique figure en bonne place dans cet avenir que Prigojine espère pour lui et ses hommes. Et pour cause !
Le Groupe Wagner mène à ce jour des activités dans une trentaine de pays dans le monde dont une dizaine en Afrique. Ce groupe prend pied en Afrique officiellement en fin 2017, en Centrafrique, et depuis, il n’a cessé d’étendre son influence et ses activités sur le continent.
La présence de Wagner en Afrique est d’abord remarquable par ses activités militaires auprès de gouvernements en proie à des insurrections, guerres civiles ou attaques terroristes ou encore dans des missions de sécurisation de certaines infrastructures stratégiques notamment dans le domaine des mines et de la logistique.
A côté de ces activités militaires, Wagner est également impliqué sur le continent dans des activités de conseils et de stratégies politiques auprès de nombreux dirigeants africains, même ceux dont les pays n’accueillent pas encore ses troupes. Il aide, en effet, par le biais de recommandations, de prises de mesures politiques et d’offres de stratégies de communication en matière de campagne et de propagation des dirigeants à asseoir leur image dans l’opinion publique.
Tous ses services sont rémunérés très souvent en nature à travers l’octroi de concessions ou de franchises pour l’exploitation de matières premières surtout minières.
Dès lors, dans les négociations avec le Président Bélarusse pour mettre fin à sa rébellion, il est fort probable que Prigojine ait obtenu pour lui et ses hommes des garanties pour leur sécurité mais aussi pour la poursuite de leurs activités notamment en Afrique.
Il accusait l’armée russe de poser des obstacles aux déplacements de ses recrues en Afrique. Cela ne devrait certainement plus être le cas. L’armée gagnerait même que ces mercenaires, à la solde de Prigojine, soient le plus loin possible de la Russie après la tentative de rébellion du 24 juin.
D’ailleurs, le porte-parole du Kremlin a annoncé dès samedi soir que les mercenaires de Wagner seront bien amnistiés : «compte tenu de leurs mérites au front. Certains d'entre eux, s'ils le souhaitent, signeront des contrats avec le ministère de la Défense.» Ceux qui ne seront pas intéressés par la signature de ce contrat pourraient suivre leur chef en Afrique.
Sur la plateforme de recrutement du groupe, l’Afrique est d’ailleurs à l’honneur. On peut y lire en effet : «Postes vacants chez PMC Wagner. Le recrutement à destination de l’Afrique continue, il y a de nombreux postes à pourvoir».
Tout ce qui est exigé aux personnes intéressées est d’avoir un passeport et de pouvoir voyager pour participer «à des missions dans le désert ou la jungle». Les intéressés sont prévenus qu’ils pourraient attraper la malaria «une ou deux fois, ce qui n’est pas terrible».
Cette reconfiguration de Wagner n’est pas une bonne nouvelle pour les puissances occidentales qui considèrent depuis ces dernières années ce groupe comme un épouvantail pour leurs intérêts en Afrique. Avec désormais le soutien affiché de l’armée russe à Wagner en guise de compromis avec Prigojine, cet épouvantail va vite devenir pour ces dernières une véritable menace et un défi existentiel sur le continent noir. L’opinion publique africaine qui ne perçoit pas Wagner comme les Occidentaux reste attentive à toutes ces évolutions récentes autour de ce groupe paramilitaire russe.
Moritié Camara
Professeur Titulaire d’Histoire des Relations Internationales
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